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« Pelléas et Mélisande « selon Emmanuelle Bastet

INTERVIEW – Emmanuelle Bastet met en scène « Pelléas et Mélisande » pour Angers-Nantes Opéra. Quelques mois auparavant, elle était à Bordeaux pour la reprise de Lucio Silla et nous avons pu longuement discuter de son approche du chef d’oeuvre de Debussy, une approche où se croise la psychanalyse et le cinéma d’Hitchcock.

Vous abordez Pelléas et Mélisande pour la première fois en tant que metteur en scène. Quand avez-vous « rencontré » cette œuvre ?
E.B. : Mon premier Pelléas et Mélisande fut celui de Yannis Kokkos à Bordeaux et Montpellier en 2002. Cette œuvre est devenue mon panthéon, mon rêve. Le fait d’avoir moi-même travaillé sur cette production, en tant qu’assistante au metteur-en-scène, a longtemps inhibé mon désir de l’aborder. Chaque fois qu’on voit une œuvre, on éprouve une réaction. Elle peut être tellement forte… J’avais peur de ne pas pouvoir renouveler mon regard. Aujourd’hui, grâce à Angers Nantes Opéra, je me permets ce rêve sans oublier cette filiation : Yannis Kokkos, et avant lui, Antoine Vitez, dont Yannis Kokkos fut le scénographe à la Scala de Milan en 1986.

Lorsque l’on vous commande une mise en scène d’opéra, comment s’effectue votre travail préliminaire ?

E.B. : Cela dépend tout d’abord si je connais l’œuvre ou si j’ai déjà de nombreuses références à l’esprit. Pour Lucio Silla, mis en scène en 2012 pour Angers Nantes Opéra, je me suis simplement plongée dans l’écoute et j’ai laissé venir les impressions et les envies. J’aime me laisser gagner par les émotions et les sensations. Après, peut s’engager le travail historique, sur l’époque, les costumes, etc. Pour Pelléas et Mélisande, je ne pouvais pas travailler ainsi : je connaissais parfaitement l’œuvre! La question était plutôt de m’y replonger pour trouver une nouvelle approche. J’ai écouté l’œuvre avec le scénographe : la version sous la direction de Bernard Haitink en 2001 avec Anne-Sophie von Otter. Au fur et à mesure de l’écoute, les idées sont venues. A alors commencé un jeu de ping-pong entre nous. Mais, de façon générale, les idées peuvent arriver spontanément, dans le métro par exemple !

Bob Wilson/Opera de paris

Nombreuses ont été les mises en scène de Pelléas et Mélisande , que vouliez-vous éviter ?

E.B : J’ai voulu éloigner l’œuvre du symbolisme qui est lui souvent attaché, sortir Pelléas et Mélisande du mystérieux, du désincarné, comme a pu l’être la version de Bob Wilson (Opéra de Paris en 1997, reprise en 2004 et 2012). Pour moi, l’aspect poétique voire fantastique n’est pas un ingrédient de base de l’œuvre mais le fruit de l’imaginaire de Pelléas et Mélisande quand ils se rencontrent. Par contraste, j’ai cherché dans le sens d’une mise en scène très réaliste. La famille de Golaud et Pelléas est une famille… encombrée, par une histoire, par des non-dits. Mélisande est un élément extérieur, presque toxique, qui vient dynamiter cette famille. Il ne s’agit pas de faire de l’opéra une pièce de théâtre psychologique ni de faire une psychanalyse freudienne de Mélisande ! Mais ces codes d’analyse permettent d’explorer l’œuvre d’une autre manière.

Vous avez choisi de placer l’opéra dans un lieu unique, pourquoi ?

E.B. : La pièce est construite comme une succession de vignettes, des moments clefs qui impliquent des ellipses temporelles. Le lieu unique vient prendre le contrepied de cela. C’est la lumière qui va transformer les lieux au fur et à mesure de l’action. Ce lieu est d’abord une grande bibliothèque, une sorte de galerie qui ressemble à une prison. Chaque porte de cette bibliothèque est liée à un membre de la famille. L’une d’elles est même attribuée au père de Pelléas et Golaud, dont on parle mais qu’on ne voit pas dans l’opéra. Seule une grande fenêtre représente l’ailleurs, la nécessité pour Mélisande d’échapper à cette famille étouffante. Arkel et sa famille vivent dans un monde fermé où les livres ont remplacé le réel. On ne peut respirer dans une bibliothèque aux murs couverts, aux nombreux tiroirs fermés depuis des générations, cachant les secrets de famille.
Comment percevez-vous Mélisande ? Une victime ? Celle par qui le scandale arrive ?
E.B. : On l’imagine souvent comme une ingénue désincarnée, une victime en effet. A mes yeux, Mélisande est un personnage toxique dans une famille toxique. Elle est psychologiquement toxique car elle ne parle pas, ment, omet. Elle est ainsi le personnage sur lequel les autres peuvent projeter leurs désirs, fantasmes et angoisses. Si je devais la comparer à une autre héroïne, je prendrais Marnie, le personnage d’Alfred Hitchcock dans le film éponyme (en français Pas de printemps pour Marnie ,1964). Marnie est à la fois victime et perverse. De même pour Mélisande. Les spectateurs de Pelléas et Mélisande sont témoins de la propagation du mensonge à son mari, et d’un adultère dont on ne sait s’il est consommé. Il leur faut reconstituer le crime, sans avoir de réponse. Mélisande, c’est le « volcan sous la glace » des héroïnes blondes et froides de Hitchcock.
Comment lire les personnages de Golaud et Pelléas, les demi-frères, dans cette perspective de la « famille toxique » ?
E.B : C’est le binôme de la rivalité fraternelle, attisée par la différence d’âge… une différence d’âge qui est très crédible dans la distribution d’Angers Nantes Opéra. Mélisande a une certaine ingénuité dans sa manière de répondre au fantasme d’un homme comme Golaud, le fantasme du chasseur, du protecteur, du sauveur qui la recueille. Golaud veut croire à son innocence. Pelléas, lui, ne la voit pas comme une enfant. Il est l’homme à la valise, celui qui veut fuir, échapper à ce monde… et que les autres empêchent de réaliser son vœu.

Vous avez mis en valeur Yniold, le petit garçon de l’opéra. Quel est son rôle ?

E.B. : Yniod est la seule vraie victime de ce monde adulte. J’ai voulu – davantage qu’il ne l’est dans le texte – souligner son rôle de témoin et de médiateur dans la relation entre Pelléas et Mélisande. Yniold est témoin de choses traumatisantes et cela le plonge dans de graves questions : doit-il protéger son père ? Dénoncer son oncle ? Finalement, il se tait. Yniold est encore victime des non-dits. Je raconte le récit à travers le regard de ce petit garçon : il ne comprend pas tout ce qui se passe. Voilà comment expliquer les ellipses de la dramaturgie.
Vous évoquez Alfred Hitchcock… le cinéma est-il une clé de lecture de votre mise en scène ?
E.B. : Oui ! J’ai été beaucoup influencée par la manière de filmer de Hitchcock : des zooms, des effets de travelling, des gros plans, la caméra subjective qui ne dit rien de plus que ce qui est joué. Avec François Thouret aux lumières, nous avons essayé de nous en inspirer. Sinon je ne fais pas de référence directe, sauf peut-être dans d’un un tailleur vert, comme celui de Tippi Hedren dans Les Oiseaux (1963) ! Le décor est assez peu chargé, pour garder l’esprit puritain des années 1950, avec une grande fenêtre à guillotine.
Point commun entre l’œuvre de Debussy et celle de Hitchcock, la place de la chevelure. Les cheveux de Mélisande enveloppent Pelléas à l’acte III. Hitchcock dévoile le visage de Marnie au moment où elle se lave les cheveux…
E.B. : … c’est l’attribut féminin par excellence, sur lequel s’exerce la fascination érotique. Ce sont bien les cheveux que l’on cache lorsqu’on veut priver les femmes de leur rapport à la séduction, au désir. Le chignon de Kim Novak dans Vertigo (Hitchcock 1958), en forme de spirale, est hypnotique ! J’interprète cette scène de la chevelure de Mélisande de manière psychanalytique, comme l’expression d’un fantasme.
Pelléas et Mélisande  est une œuvre statique : son essence n’est pas dans une action mais dans la musique et les dialogues. Comment en jouez-vous ?
E.B. : Si la langue de Maeterlinck est très quotidienne, presque superficielle – elle permet souvent aux personnages de cacher leurs émotions – la musique de Debussy est extrêmement précise. Elle est très incarnée, sensuelle, notamment cette scène d’amour (Acte IV – Scène IV) où le compositeur nous offre une explosion érotique. Ce pouvoir d’évocation extraordinaire de la musique, qui marque l’évolution des situations, il n’y a qu’à le faire émerger. Debussy révèle beaucoup plus ce qui se joue dans l’opéra que le texte de Maeterlinck. Si les auditeurs devaient être gênés, ce serait plus par la musique que par ce qu’expriment les personnages ! Il faut donc souligner le jeu entre les regards, le langage des corps. Ensuite il faut être attentif aux interludes écrits par Debussy : ils permettent de passer d’une pièce à l’autre, et d’incarner les ellipses temporelles. Ils sont surtout essentiels pour mettre en scène le silence qui s’installe entre les membres de cette famille, les fantasmes qui naissent derrière les portes, cette présence de l’enfant qui indispose.
Propos recueillis en octobre 2013.
« Pelléas et Mélisande », sous la direction de Daniel Kawka. Du 23 mars au 13 avril à Angers et NantesLes photos de la production nantaise sont de Jef Rebillon.

Ps : Pour vous remettre la musique de Debussy dans les oreilles, voici un extrait d’une fameuse production de 2009 à Vienne mise en scène par Laurent Pelly avec Stéphane Dégout et Natalie Dessay.

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