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L’effroi, par Ekaterina Litvintseva

CD – Enregistré en live lors d’une tournée de 13 concerts avec le Klassische Philharmonie de Bonn, le concerto n°1 de Brahms par Ekaterina Litvintseva est personnel et ne se laisse pas facilement apprivoiser.

Le concerto n°1 de Johannes Brahms est une des pièces du répertoire qu’un jeune pianiste rêve de jouer dès le conservatoire, motivé par ses qualités musicales bien sûr, mais également parce qu’elle s’inscrit dans l’un des plus grands mythes de la musique classique: le triangle d’amour et d’amité que composa Johannes Brahms avec les époux Schumann. Au cœur de ce trio, la folie de Robert tient une place substantielle, folie qui l’aurait conduit à se jeter dans le Rhin. Ce saut désespéré et la déliquescence de Robert qui s’en suivit tourmenta le jeune Johannes qui débuta alors une nouvelle pièce, d’abord pour deux pianos, qui se transforma par la suite en symphonie puis en concerto, forme nouvelle pour lui.

Le premier mouvement est celui dans lequel Brahms a déversé sa peine. Et pourtant, nombre d’interprétations offrent un caractère rond et chaud et rivalisent de dynamisme. Est-ce paradoxal ? Une première explication vient à l’esprit lorsque l’on parle de Schumann au jeune pianiste du conservatoire : il a de fortes chances d’être émotionnellement immunisé face à la tentative de suicide fluvial, lui qui l’a entendu si jeune qu’il ne pouvait alors ressentir l’effroi. En outre, on lui a certainement peu conté l’après-saut, car, si Robert a bien été repêché, le compositeur, lui, est resté au fond du Rhin. Cette explication est certainement trop courte pour les spécialistes qui argueront que la partition contient cette énergie si souvent impulsée dans les grands enregistrements. Il faut alors se souvenir de la réaction de Johannes après le drame. S’est-il suicidé aussi ? S’est-il précipité sur sa femme ? A-t-il payé les médecins pour qu’on l’achève plus vite ? A-t-il fuit chez sa mère ? Rien de tout cela : il a enduré les visites sordides que Clara n’avait pas le courage (l’amour ?) de supporter. Dès lors, le jeune Brahms avait-il besoin d’éclaircir cette noirceur régulière en composant des notes plus colorées ?

Ekaterina Litvintseva et Heribert Beissel ne souscrivent visiblement pas à ces explications : le premier mouvement est tout en retenue, très droit, articulé. La pianiste n’hésite pas à freiner l’action, là où la doxa est concentrée sur l’influx dramatique. A l’écoute, après une première réaction de rejet, une seconde vague d’émotion déferle, particulièrement quand Ekaterina Litvintseva retient certains accords délivrés habituellement avec emphase : une vague d’effroi, peut-être celle que Johannes a pu ressentir lorsqu’il était assis aux côtés de son ami interné.

Les deux autres mouvements ne proposent pas ce genre d’émoi. Si la délicatesse qui domine le deuxième peut refléter l’image magnifiée de Clara dans les yeux humides du jeune Brahms, le troisième mouvement convainc moins. Car oui, Brahms était jeune lorsqu’il le composa. Jeune et certainement pas ventru comme il est resté dans les mémoires. Ekaterina Litvintseva et Heribert Beissel peinent à transmettre cette vive jeunesse, cette fougue qui caractérisent un troisième mouvement héroïque, dansant, vivant, notamment dans le fugato orchestral. Restent pour la pianiste une maîtrise du phrasé et une polyphonie remarquables, ainsi qu’une véritable entente avec l’orchestre, élément primordial pour une pièce plus symphonique que concertante.

Au final, rares sont les albums qui permettent de faire évoluer la perception d’une œuvre ou d’un compositeur. Et c’est peut-être une anecdote de Max Kalbeck, biographe de Johannes Brahms, qui pourrait au mieux métaphoriser ce concerto : « Une merveilleuse musique me parvint, qui me cloua sur le seuil. On eût dit au premier abord une improvisation ; mais, aux fréquentes transformations que subissaient certains passages sans cesse repris, je compris que Brahms était en train d’améliorer et de polir les détails d’une œuvre (…) Mais ce solo se transforma soudain en un étrange duo. Plus l’œuvre s’enrichissait, plus nettement se faisait entendre un curieux grognement, qui tenait du gémissement et de la plainte, et qui, aux points culminants de l’œuvre musicale, dégénérait en un véritable hurlement. Brahms, contre son habitude, avait-il adopté un chien ? (…) On repoussa le tabouret du piano et je pénétrai dans la pièce. Pas de trace de chien. Brahms, quelque peu embarrassé, s’essuya les yeux du revers de sa main avec le geste d’un enfant surpris (…) Il retrouva très vite sa jovialité, plaisanta, et me joua une fugue de Bach. »

Concerto n°1 de Johannes Brahms, Ekaterina Litvinseva, Heribert Beissel, Klassische Philharmonie Bonn paru chez Profil le 5 Octobre 2018

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2 Commentaires

    • Le triangle amoureux composé d’une femme, d’un homme et de son meilleur ami, mais également le questionnement sur ce qu’est l’humain, que provoque souvent la rencontre avec ce que l’on nomme « monstre » (folie / loup-garou).
      Il y a certainement une dimension extra-musicale dans le mythe des Schumann et de Brahms, dimension très cinématographique.

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